Cadavres en sursis, Philip Mechanicus, éd. Notes de Nuit, avril 2016, trad. néerlandais Daniel Cunin, 300 pages, 21 €
Entre journal intime et mémoire collective, Cadavres en sursis restera une œuvre capitale sur les camps de la mort. Refusant une attitude passive face à la vie, l’auteur lutta jusqu’au bout, porté et emporté par elle en refusant l’issue qui était pourtant inéluctable. Il fit de la mort des autres en prélude à la sienne le moyen de témoigner en pleine connaissance d’un processus tragique dont il montra tout ce qu’il avait de répugnant. Et c’est un euphémisme.
A l’origine le camp de Westerbork était sensé héberger des réfugiés juifs allemands. Après l’invasion de la Hollande par les Nazis, le camp passa sous leur administration. Dès ce moment il devint le corridor (à diverses strates) pour « transvaser » (écrit Mechanicus) les juifs hollandais de leur pays d’origine vers camps de Pologne. Sous couvert officiel d’« émigration », les juifs furent donc portés de toute la Hollande via Westerbork vers le massacre de masse jusqu’à la fin de 1944.
C’est plus particulièrement dans son hôpital impressionnant en ses labyrinthes prophylactiques que se révéla l’apogée de l’absurdité et l’horreur du système. Sous couvert d’un ensemble de 120 médecins et de plus d’un millier de personnes, tout semblait, comme le souligne Mechanicus, « au service » de ceux qui sous cette couverture médicale étaient envoyés à la mort. Mais le « journal » décrit surtout comment au fil des jours l’état d’esprit du temps change et glisse progressivement vers la peur et la panique.
Le livre permet donc, pour le lecteur français, de découvrir un épisode peu connu et lieu particulier de ce qui fut l’antichambre impitoyable de la mort. Pour reprendre les mots de l’auteur, « à chaque fois les juifs se firent entuber en se cramponnant à leur tampon, qui, après coup, ne se révéla pas bordé d’or ». Et c’est un euphémisme. Un « jeu tragi-comique », écrit encore l’auteur, surgi au moment où la déportation émergeait en abîme et suscitait une panique. Très vite il n’existe plus d’espoir. D’autant que dans le camp fut constituée une hiérarchie perverse. A son sommet les « alte Lagerinassen » (souvent les plus anciens détenus) dont Kurt Schlesinger fut le modèle : il collabora le plus étroitement avec Gemmeker, le commandant SS du camp.
Dans un tel témoignage, l’humanité comme l’inhumanité ne sont plus des mots abstraits. La douleur, la grandeur d’âme mais aussi la pusillanimité, la méchanceté sont mis à nu. Ce qui est décrit par Mechanicus n’évite aucune perspective et c’est pourquoi ce livre reste unique. L’auteur prouve combien laisser faire le mal revient à le faire. Mais il prouve aussi combien répondre par la brutalité d’une idéologie pestilentielle à l’innocence des victimes est un crime qui n’a pas de nom. Les nazis en choisissant de se sacraliser, en « animalisant » les autres, se firent eux-mêmes chiens par l’absorption de slogans. Mais ils en furent non seulement les suiveurs, l’auteur les montre tels qu’ils furent, à savoir les acteurs suffisamment pervers pour faire assumer et « partager » par d’autres – réduits à l’état de bêtes épouvantés – leur crime absolu envers l’humanité.
Jean-Paul Gavard-Perret
FIN DE L’EXTRAIT
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